ANTOINE DOCHNIAK

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AMBIENT AWARE


(FR)   Zone d’exposition : de X à A

A,

Je t’écris en réponse à ta lettre du printemps. Je repense aux questions que tu m’as posées sur la centrale que j’ai quittée. J’essaie encore dans ma tête de déployer les gestes, les procédures, les protocoles qui ont représenté mon quotidien ces dernières années, et qui, en te les révélant faisant fi de certaines clauses de confidentialité, ont fait de moi celui que tu nommes « informateur ». Je tirais des radiogrammes dans une centrale nucléaire afin d’y contrôler la qualité des soudures des tuyaux – et qu’ainsi règne le calme. À toutes les métaphores filées que l’on pouvait envisager, c’est celle du « tir » qui a été choisie pour décrire ce que je faisais. J’aurais pourtant préféré qu’au vocabulaire de l’arme voire de la guerre se substitue quelque chose de celui de la musique. Le langage employé me semble quelque peu vertébral, presque orthonormé. Procédure d’examen par radiographie – recherche d’érosion et de corrosion à l’aide de l’Iridium 192 à l’exception de la corrosion fissurante. Les protocoles peuvent-ils être des poèmes ? Je lis Notre-Dame-des-Fleurs de Genet : « Connaissez-vous quelque poison-poème qui ferait éclater ma prison en une gerbe de myosotis ? ». Connais-tu quelque protocole-poison-poème qui ferait éclater ma centrale en une gerbe de myosotis ?

J’ai été au plus proche de là où naît l’électricité avant de venir alimenter la vie moderne, là où, comme tu me l’écris, « les lumières brillent, les téléphones sonnent, les voitures roulent, les repas chauffent, les frigos refroidissent, l’eau coule » – là où l’on soigne, on blesse, on complote, on aime. Qui peut se représenter le parcours d’un volt, d’un watt ou d’un ampère ? Le courant et la tension qui enlacés forment l’électricité sont aussi invisibles qu’immatériels et, de l’atome à la prise, on ne peut fournir aucune preuve de leur existence si ce n’est par la décharge. J’ai commencé à dres- ser un inventaire de l’invisibilité, qui me semble parfois parler des substances avec lesquelles tu crées : les méridiennes, les risques, les croyances, le liquide qui efface les traces d’ADN, le désir, la mélancolie, les nouvelles technologies déve- loppées par la police pour marquer d’un sceau indétectable à l’œil nu la culpabilité de certain·es individu·es. Moi aussi j’aimerais parfois t’écrire à l’encre invisible, même si je suis pas sûr d’avoir de crime à confesser.

À chercher la faille dans la machine, j’ai longé l’accident, j’ai touché le symptôme du bout des doigts. Même si l’image des tuyaux que je produis, après toutes les précautions appliquées, détient une forme de vérité, j’avais l’impres- sion d’avancer seulement dans la cécité, n’étant pas assez qualifié pour la lire. Même si tout le système avait été à deux doigts de craquer, je n’y aurais vu que des spectres, des vides, des pleins et des déliés – comme quelqu’un·e à qui l’on présente une radio de ses organes défaillants mais qui ne parle ni ne comprend le vocabulaire de l’image. L’aveugle devient bègue, ou bien analphabète. Même si un dosimètre venait contrôler la dose de toxicité et d’irradiation que je recevais pour chaque tir, chaque mois, chaque année, je pense qu’à un moment j’en ai eu assez d’effleurer au plus près la radioactivité. J’ai voulu regarder les oiseaux et les avions, apprendre des théorèmes, jouer même sans gagner, embrasser la séduction et la lascivité du dehors.

Ce printemps, qui semblait pouvoir ne jamais finir d’être printemps, j’ai cru voir un piquet de grève posé à l’orée de la centrale. Tout s’est mélangé : les articulations exsangues, les souffles, les yeux, les mots affectés, un mouvement sonore qui traversait nos corps, l’impression diffuse d’un voyeurisme latent, les énonciations et les destinations, je dis vrai, tu dis faux, je t’épie en train de m’épier, je te regarde me regarder, la rumeur active, la contrainte passive, la réalité perçue à travers une lentille de contact ou un miroir déformant. Comme une « conscience ambiante » exacerbée : tu n’es pas physiquement là mais j’ai quand même accès à toi. Peut-être que certain·es artistes ont encore la possibilité de faire du poison un poème, comme l’abeille produit tant le venin que le miel. Peut-être que moi je deviendrais luthier ou bien matelot – je me demande si le bois utilisé pour construire la crosse du fusil est le même que celui du violon, de l’ar- chet, du navire. Les câbles que tu tends pour mieux former des zones me font penser au fil du funambule qui cherche l’équilibre et danse sans jamais regarder sous ses pieds.

Avant mon départ, tu m’avais demandé si la centrale venait s’infiltrer jusque dans mes rêves. J’ai emménagé l’automne dernier dans un appartement fissuré. Au mur, des pansements (à vrai dire des réglettes graduées) recouvrent certaines lézardes, moins pour les réparer que pour mesurer l’écart des brèches et leur dangerosité ; à quel degré nous nous tenons nous aussi au-dessus du vide. Cette année, deux immeubles se sont déjà écroulés, et cela a retenti dans toute l’actualité. Je n’ai pas pu m’empêcher d’y voir une allégorie – les villes ploient sous le poids de leur modernité. Je me suis demandé lequel de mes objets serait retrouvé sous les décombres en premier. Je pensais entre autres à toutes ces choses offertes par – ou dérobées à – celleux à qui j’ai été lié.

Quand je ferme les yeux et que je rêve que tout se met à trembler, je ne sais plus si cela vient de mes propres murs, des tuyaux de la centrale, ou encore de la rencontre du bruit, de la lumière et de la vitesse, comme si on sonnait la sirène d’alerte, même si on n’est ni mercredi ni le premier du mois. Une nuit, je me suis quand même vu retourner dans la centrale, appliquer le protocole CC.P/124, prendre la cassette dans laquelle s’enregistre le radiogramme, regarder le film pour tenter d’y déceler une anomalie que je n’aurais dans tous les cas pas su interpréter. Et sur un tuyau, sans vraiment en croire mes yeux, j’ai trouvé là un cœur gravé, peut-être même des initiales entremêlées. Comme si deux amant·es n’avaient pu s’empêcher, contre toute attente, de choisir la centrale en guise d’endroit où s’aimer.

À bientôt, X



Organes officiels - Langue de bois, 2023,
dosse, vernis de violon (chatgpt), colophane, alcool,sandragon, avec les vrillettes du bois, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institut d’art contemporain de Villeurbanne.

Messages captifs, 2023,
Acier, vernis, latex, oxyde de fer, radiogrammes, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institut d’art contemporain de Villeurbanne.

Les surveillant.es, (#engrève#désacorder), 2023,
acier inoxydable, articulation molle, billes de roulements orthonormées, oxyde de fer, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institut d’art contemporain de Villeurbanne.

Les surveillant.es, (#garderàvue), 2023,
acier inoxydable, articulation molle, billes de roulement orthonormées, bois, glycéro, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institut d’art contemporain de Villeurbanne.

Un chant d'amour, 2023,
bois, glycéro, miroir, carillon d'observation, mélodie atomique, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institut d’art contemporain de Villeurbanne.

La méridienne, règle ta montre et fais une sieste, 2023
vicieuses lentilles informationnelles, bois,glycéro, verre soufflé, Clément Le Mener et Valentin Patrigeon, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institut d’art contemporain de Villeurbanne.

Le loup, 2023,
appendice en verre soufflé, matériel d'auscultation, rumeurs de la centrale,traitement sonore, Martin-Vital Durand, verre soufflé, Clément Le Mener et Valentin Patrigeon, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institut d’art contemporain de Villeurbanne.

Mâter les fleurs, 2023,
bois de noyer, tailler dans la hanche, soie naturelle, porte-badge, tube, inox, pain de terre en plâtre, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institut d’art contemporain de Villeurbanne.

Cliché intime d'une infiltration,2023,
instrument de lecture d'une pellicule anonyme, radiographie des soudures de tuyaux, des systèmes de refroidissement de centrales nucléaires françaises diverses, porte-badge, bande chiffrée pré-composée en ruban adhésif renforcé, acier inoxydable, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institut d’art contemporain de Villeurbanne.

Les surveillant.es (#24/24noshadow), 2023,
acier inoxydable, articulation molle, billes de roulements orthonormées, leds, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institut d’art contemporain de Villeurbanne.

Crime avec abstraction, 2023,
dosse, vernis de stradivarius (chatpgt), colophane, alcool, sandragon, glycéro, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institut d’art contemporain de Villeurbanne.

Skyshine (effet de ciel), 2023,
clé sans poignet, serrure sans verrou, bronze, capteur passif,tarlatane, tasseau, film de protection, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institut d’art contemporain de Villeurbanne.

Organes officiels, Quand le dormeur s'éveillera, 2023,
coupe d'abattage, tilleul 130 ans, latex, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institut d’art contemporain de Villeurbanne.

Garde corps, 2023,
câbles d'acier tressé, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institut d’art contemporain de Villeurbanne.



(EN)   Exhibition Area: From X to A

Dear A,

I am writing in response to your letter from spring, reflecting on the questions you posed about the power plant I left. I am still trying to unfold in my mind the gestures, procedures, and protocols that constituted my daily life in recent years. By revealing them to you, disregarding certain confidentiality clauses, I became what you call an "informant." I transmitted radiograms in a nuclear plant to control the quality of pipe welds, ensuring calm prevailed. Of all the possible metaphors, the one of "shooting" was chosen to describe my work. I would have preferred the vocabulary of music to replace that of weapons or war. The language used seems somewhat vertebral, almost orthonormal. Radiographic examination procedure—searching for erosion and corrosion using Iridium-192, excluding fissure corrosion. Can protocols be poems? As I read Genet's "Our Lady of the Flowers," I wonder if there's a poison-poem that could burst my plant into a spray of forget-me-nots.

I was close to where electricity is born before it powers modern life, as you described, where "lights shine, phones ring, cars roll, meals heat, fridges cool, water flows"—where healing, harming, conspiring, and loving happen. Who can imagine the journey of a volt, a watt, or an ampere? The current and tension entwined to form electricity are as invisible and intangible as can be, and from atom to socket, there's no proof of their existence except through discharge. I began compiling an inventory of invisibility, sometimes speaking of substances akin to your creations: meridians, risks, beliefs, the liquid that erases DNA traces, desire, melancholy, new technologies developed by the police to mark guilt with an invisible seal. Sometimes, I wish I could write to you in invisible ink, even though I'm not sure I have any crime to confess.

In searching for flaws in the machine, I traced accidents and touched the symptom with my fingertips. Even though the images of the pipes I produced held a certain truth after all precautions, I felt like I was moving only in blindness, not qualified enough to read it. Even if the entire system was on the brink of breaking, I would have seen only specters, voids, fullness, and unravelings—like someone presented with an X-ray of their failing organs but doesn't speak or understand the language of images. The blind become mute or illiterate. Even if a dosimeter were to control the dose of toxicity and irradiation I received for each shot, each month, each year, I think there was a moment when I had enough of skimming so close to radioactivity. I wanted to watch birds and planes, learn theorems, play without winning, embrace the allure and lasciviousness of the outside.

This spring, which seemed to never cease being spring, I thought I saw a picket line at the edge of the plant. Everything blurred together: bloodless joints, breaths, eyes, affected words, a sound movement that traversed our bodies, the diffuse impression of latent voyeurism, pronouncements and destinations—I say truth, you say falsehood, I spy on you spying on me, I watch you watching me, active rumor, passive constraint, reality perceived through a contact lens or a distorting mirror. Like an exaggerated "ambient awareness": you're not physically here, yet I still have access to you. Perhaps some artists still have the ability to turn poison into a poem, like the bee producing both venom and honey. Perhaps I would become a luthier or a sailor—I wonder if the wood used to make the rifle stock is the same as that of the violin, bow, or ship. The cables you stretch to shape zones remind me of the tightrope walker's wire, seeking balance and dancing without ever looking down.

Before I left, you asked if the plant infiltrated my dreams. Last fall, I moved into a cracked apartment. On the wall, bandages (actually graduated rulers) cover some of the cracks, not so much to repair them but to measure the gap and their danger; to what extent are we also hanging over the void. This year, two buildings have already collapsed, resonating throughout the news. I couldn't help but see it as an allegory—cities bending under the weight of their modernity. I wondered which of my possessions would be found under the rubble first. I thought, among other things, about all those items given by—or stolen from—those to whom I was connected.

When I close my eyes and dream that everything starts shaking, I no longer know if it comes from my own walls, the plant's pipes, or the collision of sound, light, and speed, as if an alert siren were sounding, even if it's neither Wednesday nor the first of the month. One night, I still saw myself returning to the plant, applying protocol CC.P/124, taking the cassette in which the radiogram is recorded, watching the film to try to detect an anomaly that I wouldn't have been able to interpret in any case. And on a pipe, not really believing my eyes, I found a heart engraved, perhaps even intertwined initials. As if two lovers couldn't help choosing the plant unexpectedly as the place to love.

Until soon, X



Official Organs - Wood tongue, 2023,
dosse (wood plank), violin varnish (ChatGPT), rosin, alcohol, sandragon, with woodworms, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institute of Contemporary Art in Villeurbanne.

Captive Messages, 2023,
Acier, vernis, latex, oxyde de fer, radiogrammes, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institut d’art contemporain de Villeurbanne.

The Wardens, (#strike #outoftune), 2023,
stainless steel, soft joint, orthonormal ball bearings, iron oxide, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institute of Contemporary Art in Villeurbanne.

The Wardens, (#detention), 2023,
stainless steel, soft joint, orthonormal ball bearings, wood, glycerol, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institute of Contemporary Art in Villeurbanne.

Un chant d'amour, 2023,
wood, glycerol, mirror, observation chime, atomic melody, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institute of Contemporary Art in Villeurbanne.

The Meridian, Set your watch and take a nap, 2023,
vicious informational lenses, wood, glycerol, blown glass, Clément Le Mener and Valentin Patrigeon, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institute of Contemporary Art in Villeurbanne.

The Wolf, 2023,
blown glass appendage, auscultation equipment, central rumors, sound processing, Martin-Vital Durand, blown glass, Clément Le Mener and Valentin Patrigeon, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institute of Contemporary Art in Villeurbanne.

Watching the Flowers, 2023,
walnut wood, hip carving, natural silk, badge holder, tube, stainless steel, plaster earth loaf, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institute of Contemporary Art in Villeurbanne.

Intimate Shot of an Infiltration, 2023,
iinstrument for reading an anonymous film, X-ray of welds on pipes, various French nuclear power plant cooling systems, badge holder, pre-composed numbered tape reinforced with adhesive ribbon, stainless steel, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institute of Contemporary Art in Villeurbanne.

The Wardens (#24/24noshadow), 2023,
astainless steel, soft joint, orthonormal ball bearings, LEDs, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institute of Contemporary Art in Villeurbanne.

Crime with Abstraction, 2023,
dosse (wood plank), Stradivarius varnish (ChatGPT), rosin, alcohol, sandragon, glycerol, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institute of Contemporary Art in Villeurbanne.

Skyshine (Sky Effect), 2023,
wristless key, lockless lock, bronze, passive sensor, tarlatan, batten, protective film, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institute of Contemporary Art in Villeurbanne.

Official Organs, When the Sleeper Awakens, 2023,
cslaughter cut, 130-year-old lime tree, latex, Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institute of Contemporary Art in Villeurbanne.

Guardrail, 2023,
cbraided steel cables,Ambient Aware (AmA), Temple de Saoû, Institute of Contemporary Art in Villeurbanne.




BIOGRAPHIE

NÉ EN 1997 À ARRAS
VIT ET TRAVAILLE À PARIS

Après avoir obtenu une licence à l’ESAD de Valenciennes, Antoine Dochniak a poursuivi sa formation à l’Ensba de Lyon où il obtient son DNSEP en 2020. Parallèlement à sa pratique plastique, il mène un travail de commissariat d’expositions avec l’artiste Pierre Allain. En 2021, il participe à l’exposition collective Le début de la fin à l’Institut d’art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes, en collaboration avec l’Ensba de Lyon. En 2022, Antoine Dochniak est retenu dans la sélection du 66e Salon de Montrouge. Cette même année, il présente une exposition personnelle, The cage we live in, à l’Attrape-couleurs, Lyon. En outre, son activité curatoriale a donné lieu à plusieurs temps d’expositions, notamment à monopôle, artist run-space à Lyon (Daylight All Night Long, 2021 ; Be My Body, 2022). Antoine Dochniak définit ses œuvres comme des zones fictionnelles. Ses sculptures aux formes hybrides, composées de matériaux organiques (pétales de fleurs, pollen, résine de pin, cire d’abeille…) entremêlés à des éléments industriels, dessinent dans l’espace des présences énigmatiques. Elles matérialisent des liens paradoxaux (nœuds, attaches, enchâssements, suspensions, recouvrements…). Souvent nommées par des titres narratifs – d’une narration désenchantée –, les sculptures d’Antoine Dochniak portent en elles un propos de résistance et une dimension rituelle, comme pour conjurer les dangers du monde. Pour le programme Galeries Nomades de l’IAC, Villeurbanne/Rhône-Alpes, il exposera au Temple de Saoû (Drôme) du 14 octobre au 16 décembre 2023.



"Il paraît qu’il serait possible, avec des phéromones de synthèse, d’envoyer aux abeilles de fausses alertes et des signaux erronés, elles qui habituellement sécrètent et détectent ces messages chimiques pour organiser en fonction leurs comportements – dans un prisme qui s’étend de l’alarme à l’attaque, en passant par l’accouplement. Avec ces manipulations, on observerait un détournement de la micro-société que constitue la ruche, possible allégorie de nos propres systèmes politiques. Avec une attention portée à ce qui influence les êtres dits «sociaux», qui comprennent les insectes, les oiseaux, mais aussi les humains, le travail sculptural d’Antoine Dochniak observe les phénomènes et mécanismes de leurre, d’adaptation, de parasitage ou de survivance, à l’image de celui évoqué plus haut. L’artiste s’intéresse aux fils invisibles qui gouvernent les mouvements et régissent les désirs, en observant comment perturber les habitats, franchir les frontières tacites ou vivre en dérivation d’un système donné; non loin d’ailleurs de la dérive, au sens situationniste, qui déjoue la contrainte de nos espaces urbains.

Dans les œuvres d’Antoine Dochniak s’opère une dialectique de la substance, où le naturel embrasse et se heurte à l’industriel : interviennent au fil des sculptures la cire d’abeille, la crème solaire, les pétales, la fibre pare-balle, le cierge magique, l’acier inoxydable, les pilules d’iode, ou encore les phéromones susmentionnées, entre autres composantes de sa pharmacopée. À l’image de l’abeille à qui l’on doit tant le miel que le venin, la pratique de l’artiste est un jeu d’équilibriste qui consiste à faire converser les paradoxes, dans une confrontation permanente entre la prédation et la proie, le poison et le remède, l’harmonieux et le belliqueux. Dans des œuvres qu’il désigne comme des «zones fictionnelles», qui détiennent leurs propres législations et redessinent les cartographies en place, il présente le symptôme et sa contrepartie, qui aurait trait au soin ou à la protection.

Si l’emploi d’un imaginaire militarisé laisse entrevoir l’évocation d’un conflit ou d’une catastrophe en hors-champ, notre perception reste trouble lorsqu’il s’agit de comprendre si les œuvres les précèdent ou leur succèdent. Le danger demeure en tout cas impalpable, et s’incarne peut-être dans l’évanescence des ondes qui ponctuent le travail de l’artiste, qu’elles émanent de l’imagerie médicale, des rayonnements ultra-violets ou des radiations atomiques. Nourri d’une appréhension géopolitique du monde qu’il rejoue dans ses interstices poétiques, Antoine Dochniak laisse planer la menace mais la fait dialoguer avec un environnement proposant une nouvelle partition des liens qui unissent les espèces vivantes à celles non-vivantes. Il fait de ses sculptures un lieu où nouer des collaborations, conviant notamment, selon ses propres mots, les «oubliés de la chaîne de production». À rebours d’un discours dominant qui préfère l’individuation à l’enchevêtrement, il explore la complexité d’un monde où les abeilles butinent non loin des centrales nucléaires."

Lou Ferrand